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💧Carnet(s) d’eau : flâneries Estivales#2

Dernière mise à jour : 8 août

L’eau verticale


Il y a des eaux qui se laissent effleurer, qui attendent dans le repli d’une rivière ou dans l’immobilité d’une vasque. Et puis il y a celles qui tombent. Hautes, franches, indomptées. Des eaux de montagne, venues d’on ne sait où, précipitées dans le vide avec la force de ce qui ne négocie pas.


La montée est souvent lente, presque rituelle. Elle traverse des sous-bois aux parfums d’humus, de sève chaude et de pierre tiède. À mesure que l’on s’élève, l’air devient plus clair, plus léger — il pique les narines comme un vin vif. Les sons s’amenuisent, les pas s’alourdissent, la respiration prend le rythme du cœur.

Puis un murmure naît dans la gorge de la montagne. Un son sourd, à la fois lointain et insistant. On l’entend avant de le comprendre : c’est l’eau, qui tombe. Elle devient grondement, écho dans les flancs de la roche, souffle humide dans la gorge des arbres.

Et soudain, elle apparaît. Blanche, vivante, féroce. La cascade. Une colonne d’eau lacérant la paroi, projetant dans l’air ses cristaux glacés. Le rugissement recouvre tout. Impossible de parler, même de penser. On est happé, retenu, fasciné. L’air ici est saturé de fraîcheur, chargé de l’odeur métallique de l’eau vive, mêlée à celle, plus douce, des mousses détrempées et des feuilles écrasées.

Parmi ces chutes inoubliables, la cascade d’Ars, dans les Pyrénées ariégeoises, impose sa triple chute spectaculaire, dévalant plus de deux cents mètres de roc. Le sentier qui y mène traverse des clairières bruissantes d’abeilles et de serpolet, puis se rétrécit en corniche. Là-haut, l’eau fuse en éventail, se brise sur les parois noires et ruisselle en nappes épaisses. On y sent dans l’air un goût d’ardoise, une acidité fine, presque citronnée.


À l’autre bout du monde, plus douce et mystérieuse, la cascade d’Anisakan, en Birmanie, surgit d’une jungle dense et vibrante. Elle s’enroule sur elle-même, s’étire en voiles turquoise dans des vasques successives. L’eau est tiède, presque huileuse au toucher, parfumée des fleurs écrasées et des racines immergées. Les buffles y viennent boire au petit matin, l'air y est saturé de chants d’oiseaux et de vapeur. S’y plonger, c’est comme entrer dans un rêve végétal, moite, enveloppant.


On retire ses vêtements mouillés de marche — collants, salés de sueur — puis on glisse un pied dans la vasque. Le choc est immédiat. C’est une morsure. L’eau est si froide qu’elle semble d’abord absente. Elle coupe le souffle, referme la cage thoracique, remonte en vibrations jusqu’aux dents. Mais quelques secondes suffisent pour que le corps cède, s’ouvre, s’offre.

La peau devient frontière ténue, traversée de frissons, de courants. Le goût sur la langue est presque minéral — âpre, pur, un peu ferreux. L’eau s’infiltre dans les cheveux, entre les omoplates, glisse le long de l’épine dorsale comme une lame. Et pourtant, quelque chose de profond se dénoue.


On ne reste jamais longtemps. Mais ce bref instant marque. Il purifie, épuise, révèle. En sortant, la peau tire, les muscles brûlent doucement, les lèvres sont engourdies, mais le regard est clair. Le monde a changé de grain, comme après une nuit sans rêve.

Le retour se fait au ralenti. L’odeur de la terre humide, celle plus acide des conifères chauffés au soleil, viennent envelopper le corps encore ruisselant. Chaque pas semble retentir dans un espace plus vaste. On redescend avec en soi l’écho de l’eau qui tombe. Son froid. Sa brutalité. Sa vérité.


Là-haut ou là-bas, tout est plus nu, plus vif. Et peut-être est-ce cela que l’on vient chercher. Une vérité liquide, rugueuse, inflexible. Une manière de revenir au corps, à l’essentiel, en se laissant traverser par quelque chose de plus vaste que soi.


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